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  • Nora Bussigny

Gabrielle Deydier : « J’ai fait de l’immersion dans mon propre corps »



Une semaine après la publication de l'enquête de Nora Bussigny "L'étiquette, en manque d'éthique" - qui revient sur le traitement médiatique des oeuvres de Judith Duportail, la journaliste qui a percé les secrets de Tinder, et Gabrielle Deydier, l'auteure à l'origine de la prise de conscience des gens sur la grossophobie ambiante - cette dernière a choisi de nous adresser son point de vue à ce sujet. Voici la retranscription complète de son ressenti qu’elle a choisi de livrer à Nora.

"Pour répondre à ton article, je vais te livrer mon ressenti sur mon traitement dans les médias. C’est un traitement qui est d’ailleurs assez ambivalent car je ne peux clairement pas me plaindre sur la réception et la quantité des médias que je fais depuis deux ans. Mon sujet n’était pas traité et j’ai ouvert une voie. Je pensais qu’on me taxerait d’ailleurs de « plaintive » et cela m’effrayait, je disais à mes éditeurs en amont que je ne voulais pas que l’on croit que je faisais de la concurrence victimaire face à d’autres discriminations ou encore que je sois un porte parole.

Je ne me sens pas victime car cette grossophobie n’est pas réellement personnelle mais systémique.

Avant chaque interview, on me demande quasiment à chaque fois comment l’on me présente, alors que je suis pourtant auteure d’une enquête et donc journaliste. Cela entraîne ensuite des frustrations parce que même si on me présente comme journaliste, ce n’est pas cela qu’on lit. Je deviens immédiatement « victime » et ça me pose effectivement problème car il est vrai que j’ai l’expérience de la grossophobie mais je ne me sens pas victime car cette grossophobie n’est pas réellement personnelle mais systémique. Je fais partie d’un tout, je suis une victime d’insultes mais je n’arrive pas à me sentir victime. Je suis perpétuellement placée sous cet angle et cela m’impose d’avoir une démarche pédagogique en ramenant notamment aux éléments de mon enquête. Par exemple, lors d’interview on me demande la dernière fois où l’on m’a insulté, je donne l’exemple puis en viens à préciser la polymorphie de la grossophobie qu’elle soit médicale, à l’embauche ou du quotidien.


Il y a un paradoxe qui est assez violent à vivre pour moi : les journalistes reçoivent quelqu’un qui vient parler d’une discrimination avec des écueils à éviter sur les gros et la seule façon qu’on a de traiter la grosse c’est d’en faire une victime. C’est un manque de compréhension. Je suis contre les quotas et voilà qu’on me ramène à l’état de victime et de grosse. Je ne demande pas un régime d’exception ou une faveur, je demande à être traitée comme tout le monde : ni en mieux ni en moins bien.

Cette enquête visait à casser les clichés sur les gros, ce qui est par essence féministe, mais le traitement qui en est fait en devient presque sexiste.

Concernant le traitement-même de mon enquête je suis frustrée car on en parle comme d’un témoignage et quand on a parlé de ce livre-enquête avec mes éditeurs nous avions décidé d’en faire une enquête. Dans mon premier manuscrit il manquait d’ailleurs la partie témoignage ce qui rendait le livre bancal, je l’ai donc par la suite ajoutée. Je note également la différence de traitement des médias entre mon père et ma mère et je trouve cela injuste alors même que je n’étais pas dans une démarche féministe initialement. « Mon père s’aime autant que ma mère se déteste » cette phrase n’a pas été retenue, on ne s’est focalisée que sur le traitement que ma mère me réservait alors même qu’il découle du comportement qu’avait mon père avec elle. Cette enquête visait à casser les clichés sur les gros, ce qui est par essence féministe, mais le traitement qui en est fait en devient presque sexiste. C’est assez paradoxal car je viens pour casser des clichés et on ne met pas en avant mon travail mais mes bourrelets. Je ne suis pas une identitaire du bourrelet, être grosse n’est pas une identité et cela ne me définit pas. On ne peut pas réduire mon travail à « une grosse sort du silence et elle vous raconte ». En vérité je vais bien quand on oublie que je suis grosse. J’ai fait de l’immersion dans mon propre corps. J’ai travaillé sur de nombreux rapports, je me suis entretenue avec des chirurgiens, j’ai trouvé des chiffres que l’on n’évoquait pas et pourtant on me place en victime. Et pourtant j’ai été bien plus interviewée par des femmes que par des hommes."

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