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  • Nora Bussigny

L’étiquette : un manque d’éthique ?


On a forcément déjà entendu parler d’elles, les médias leur ont déroulé le tapis rouge et leurs promos médiatiques feraient pâlir d’envie n’importe quel attaché de presse. « Tu sais, la meuf de tinder » ou encore « la nana de la grossophobie », l’épithète éveille immédiatement l’intérêt chez l’auditeur, impossible il est vrai de passer entre les mailles du filet des nombreuses interviews qu’elles ont pu donner.

Judith Duportail et Gabrielle Deydier sont toutes-deux auteures d’enquêtes gonzo parues respectivement aux éditions Goutte d’or, la « maison d’édition qui monte, qui monte ». Fondée à Paris en 2016 par Clara Tellier Savary, Geoffrey le Guilcher et Johann Zarca, elle accueille aujourd’hui de nombreux titres qui se distinguent par la ligne éditoriale (immersive) et la qualité des essais et romans qu’elle publie.

Gabrielle Deydier, auteure du livre « On ne naît pas grosse » sorti en 2017 présente une enquête marquante où elle y dépeint la grossophobie qu’elle a subi dans son quotidien mais également des dangers de la chirurgie bariatrique, cette opération miracle que vendent les médecins aux personnes en surpoids. Le succès ne faiblit pas, il est d’ailleurs assez difficile d’énumérer un seul média qu’elle n’a pas fait, sa promo retentissante a fait écho à l’international et l’adaptation de son ouvrage en téléfilm1 lui vaut encore d’enchaîner, pourtant deux ans après la sortie de son livre, les plateaux TV.

Paru en Mars 2019, « l’amour sous algorithme » de Judith Duportail y dévoile une enquête toute aussi intime, à l’instar de Gabrielle, où elle nous présente les dessous de Tinder, l’application de rencontres au concept de « Match ». C’est aussi et surtout l’occasion pour l’auteure de revenir sur l’importance affective que cette appli pernicieuse peut occuper dans la vie d’une femme, nous mettant très vite face à nos carences et surtout nos souffrances. Sa promo est également conséquente, elle fait même la une du supplément du Time et le livre se voit très bientôt traduit en espagnol.

Et s’il n’a guère été complexe de se procurer une myriade d’interviews de chacune, là où la difficulté réside c’est dans la recherche d’un article qui viendrait traiter tous les pans de ces deux livres. Le traitement médiatique des deux auteures diffère considérablement et l’on peut vite se rendre compte en découvrant la quantité de liens Google que les médias ont choisi de nier farouchement des aspects primordiaux des deux ouvrages, préférant en effet se concentrer sur un seul.


« L’Elo score », voilà ce qui revient à chaque interview de Judith, premier et principal sujet sur lequel on l’a d’ailleurs interrogé après son intervention durant le festival des « Journalopes » auquel elle participait il y a quelques semaines. Il est vrai qu’il y a de quoi faire couler de l’encre, Judith dévoile dans son livre un sacré scoop, le genre qui fait frémir Sean Rad, fondateur de « Tinder » du côté de la Silicon Valley. Chaque utilisateur de l’application posséderait une note qui fluctue en fonction des personnes que nous matchons, mais pas que. Un pourcentage est inscrit sur notre profil, la probabilité que nous avons d’être « choisi », notre degré de désirabilité en somme. Judith l’explique bien mieux dans son livre, elle a d’ailleurs dû avoir recours à l’aide d’un hacker et a bataillé pour obtenir l’ensemble de ses données, un dossier de 800 pages que détient Tinder. Incroyablement passionnant pour les médias, le sujet ne peut évidemment que séduire, néanmoins (et c’est là que le bât blesse) il n’est à chaque fois question que de ça. Judith est journaliste, l’un de ses articles sorti en amont du livre traitant déjà de « Tinder » et de ses données personnelles avait rencontré un énorme succès lors de sa parution dans le « Guardian » en 2017. Alors quand on l’interviewe, les questions ne tournent qu’autour de l’enquête qu’elle a rendue en passant sous silence la partie profondément intime qu’elle a réussi à livrer dans son ouvrage.

Et pourtant, le livre de Judith touche et remue. Tinder n’est d’ailleurs parfois-même qu’une toile de fond venant étayer les réflexions pertinentes auxquelles se livre l’auteure. Elle fait notamment le parallèle entre le fameux « classement » Tinder à celui qu’elle, comme de très nombreuses petites filles, subissent lors de l’élection de « la plus jolie » par les garçons de la classe, notes à l’appui. Judith interroge sa propre solitude, s’y attarde, s’inspecte. Ses doutes nous font écho, ils nous parlent, que l’on soit utilisateur ou non de Tinder d’ailleurs. Impossible de ne pas se reconnaître dans l’attente de messages qui ne viennent pas : « je voudrais que quelqu’un m’écrive » intitule-elle avec lucidité l’un de ses chapitres. Consommer l’autre, se consumer pour l’autre, elle interroge la lassitude planant au-dessus de cette cascade de choix. La question de l’injonction du poids n’est également pas passée sous silence, Judith ne s’épargne pas. De sa quête d’un 36 idyllique qui ne lui empêche pourtant pas d’avoir le coeur en miette à son échange houleux avec un nutritionniste guère compréhensif durant son enfance. Mais de tout ça, il n’en n’est nulle mention et c’est ce qui donne pourtant corps et âme à cette enquête.

Si la question du poids a été abordée dans le livre de Judith Duportail, c’est bien dans le travail de Gabrielle Deydier qu’elle est largement analysée. Armée d’une plume sincère et brûlante, elle couche dans son ouvrage les inégalités que subissent les personnes grosses, y démontrant notamment par des faits intimes la violence de la « grossophobie » volontaire ou involontaire des autres. L’honnêteté comme étendard, Gabrielle se livre et se délivre, les passages les plus intimes, qu’ils soient familiaux et médicaux, apparaissent au fil des pages avec justesse et efficacité. Bien loin de la targuer d’une quelconque victimisation, elle écrit ici une analyse factuelle, sociologique et scientifique afin d’expliquer précisément (chiffres toujours disponibles) les facteurs de l’obésité et le traitement que les personnes en surpoids endurent dans leur quotidien.


Néanmoins, quand on découvre Gabrielle par le prisme des médias, celle-ci n’est guère placée par les journalistes dans une posture de consoeur, elle y est interviewée comme une « victime ». Victime de la grossophobie, victime de circonstances, d’erreurs médicales, du personnel de la santé, de ses employeurs, du contexte familial, Gabrielle n’est jamais pleinement considérée comme ce qu’elle est réellement : une journaliste d’investigation. Il n’est d’ailleurs presque jamais abordé le travail d’enquête qu’elle a dû mener et la difficulté qui résidait pour elle de faire usage de son poids pour interroger divers spécialistes, tous détenteurs d’une opération miracle censée guérir les gros. Et pourtant, Gabrielle n’a rien laissé au hasard, elle a passé des nuits à errer sur des forums de discussion de personnes opérées, nous en livrant des extraits hallucinants. Elle s’est même entretenue avec une interne en médecine de Toulouse menant une étude sur les opérations bariatriques et a tenu avec brio tout un entretien avec cette dernière, qui n’y a vu que du feu. Mais n’étant pas l’heureuse détentrice d’une carte de presse censée lui conférer la légitimité auquel son travail prétend pourtant largement, Gabrielle, au préalable blogueuse ne mérite donc pas d’être dûment considérer pour ce qu’elle est : une journaliste ?


Les cas de Judith et Gabrielle sont opposés, et pourtant chacune subit le poids de l’étiquette qu’on lui assigne. « L’amour sous algorithme » n’est pas seulement l’analyse d’une application, c’est aussi l’aveu d’une femme d’une trentaine d’années brinqueballée entre ses complexes et ses désirs qu’elle a su divulguer avec une franchise admirable en faisant fi de l’image qu’elle peut renvoyer, elle qui avoue pourtant avoir toujours eu du mal à s’en défaire. Elle n’est donc pas qu’une journaliste, elle est aussi une auteure. Si « on ne naît pas grosse » rencontre un tel succès, c’est parce que Gabrielle a su savamment doser l’expérience et la recherche. Alternant avec fluidité confidences bouleversantes et réflexion aiguisée, elle a réalisé ici un travail journalistique irréprochable et la limiter au rôle de victime c’est nier l’ampleur du labeur accomplie.


Etiqueter le travail d’un auteur, n’est-ce donc pas lui imposer les limites que le travail rédactionnel vise pourtant à affranchir ? En exploitant l’aspect initialement vendeur d’un ouvrage, on en oublie ce qui fait véritablement sa force et ce qui vient pourtant toucher de plein fouet le lecteur. Si ces deux auteures qui ont le point commun de se revendiquer fièrement et ouvertement « ambitieuses » ont su surfer sur les étiquettes de leurs ouvrages respectifs, c’est bien à la rédaction des Ambitieuses de leur rendre à leur tour hommage pour l’ensemble de ce qu’elles sont.

1 « Moi, grosse » France 2

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